N’as-tu jamais eu l’impression de te perdre dans ces jours qui défilent ? Ils filent les uns après les autres. La vie devient comme un filet de brouillard. On ne se voit plus respirer, se poser, prendre le temps. La vie semble devenir un fil d’actualités que l’on scroll à toute vitesse. Dans l’atmosphère s’élève peu à peu un parfum de fin du monde. Une clameur lointaine mais audible, de ces hommes et femmes, scientifiques de tout bord, qui nous alarment, nous, cloportes du quotidien qui courront de ci, de là pour joindre les deux bouts, de l’état de notre monde qui se délabre. Moi je l’entends. J’ai du temps, alors je l’entends ce fin de règne assourdissant.

J’ai l’impression d’être un misérable lapin pris dans la nuit, sur une route de campagne, exposé à la folie meurtrière et hypnotisante des phares d’une voiture qui ne s’arrêtera pas. D’une voiture qui ne s’arrêtera plus. Si je fuis, il y aura, plus loin, une autre route, plus large encore et une autre voiture, plus rapide encore. Alors à quoi bon ?

J’ai du mal à faire face aux injonctions contradictoires de cette société qui balance entre l’ultra-consommation, l’auto-préservation, la peur de la déchéance, la merde pour tous et le replis sur soi.
Mange moins, mange mieux mais travaille plus, beaucoup plus car sinon tu finis comme un déchet à la rue et alors tu n’es plus rien ni personne, oublié de tous et de toi-même. Vis mieux, vends-toi mieux car tu es comme ce que tu achètes, un consommable avec une date de péremption, passé 45 ans, tu ne seras plus grand chose. Fais des gosses mais ne pense pas trop au monde que la génération précédente et la tienne vont leur léguer, néanmoins, culpabilise sur le légume bio emballé individuellement avec un sachet de plastique que tu t’apprêtes à acheter et qui finira sur une plage perdue dans l’océan pacifique ou alors ferme les yeux et achète cette merde sans goûts bourrée de glyphosate ou d’agents chimique qui t’apportera un cancer du colon, de la prostate, enfin un bon petit cancer qui te fera crever, si possible, avant l’age de la retraite. Quitte à partir, fais le vite et en silence pour ne pas être un poids pour la société. Ferme les yeux et abrutis toi devant un écran, petit ou grand, abreuve-toi de futilités qui te feront oublier les vraies questions à se poser.

Je m’approche du précipice, au loin ma maison brûle, je n’ai nulle part où aller, je ne sais si je dois en rire ou pleurer. J’entends les dirigeants qui me murmurent, “Ne t’en fais pas, tout ira bien, on a la situation bien en main…” Les yeux dans les yeux, les mains en sang, ils vous clameront, le ton larmoyant, leur innocence. La contestation du statu quo est réprimée, quelques noirs moutons gisent à terre, marqués à vie. Et moi ? Moi je détourne mon regard et je me tais.

A un moment, il ne s’agira plus, pour moi, dans mon métier, de se poser la question, qui en deviendra si futile, si je dois prendre l’avion ou non. Si tel contrat touristique pèse plus sur ma conscience qu’un compte en banque et un frigo pour les gosses à remplir à la fin du mois. Cela sera plus simple lorsque, à ce rythme, il n’y aura plus d’avions, plus de contrats, plus de compte en banque pour lequel justifier cette hérésie, se figer dans cette hypocrisie…

En fin de compte, la réalité nous rattrapera lorsque la question ne sera plus “s’il faut vivre moins pour vivre mieux” mais “que faire pour vivre, quoi faire pour simplement survivre” ?

Peut-être.

En attendant, évidemment, je ne peux que bredouiller timidement que je ne fais pas grand chose pour modifier profondément mon mode de vie. Ma vie professionnelle définit mon mode de vie. La responsabilité ira toujours à un autre. Non, évidemment, j’enfouis ma culpabilité en me rappelant que je n’ai pas de voiture, que je ramasse des mégots et des sachets plastiques sur les chemins de montagne, que je trie les déchets, que j’essaie de consommer moins mais mieux… J’absous ma conscience en me disant que j’incite à voyager moins mais mieux. Moins mais mieux, mantra du XXI siècle. Pansements ridicules sur une plaie béante. Les contradictions sont toujours là. Nous sommes une partie du problème, non la solution.

Je suis lâche parce que ma passion c’est mon travail et qu’entre faire un reportage à l’autre bout du monde qui paye le loyer et faire un reportage localement mais quasi gratuitement, crise ou simple foutage de gueule oblige, oui, je ferme les yeux sur mon bilan carbone.

M’enfermer chez moi comme un ermite changera t-il quelque chose dans la balance ? Si je disparais des radars de la consommation, dans ce jeu de chaise musicale, ma place ne sera t-elle pas occupée par un autre ? Doit-on faire le deuil de sa passion et n’aspirer qu’à la raison ?

Je ne sais pas quoi faire de plus, je n’ai pas de réponses, pourtant, j’aimerai tant… cela réduirait cette anxiété qui me ronge de l’intérieur lorsque la vie qui tourbillonne se perd et se calme entre les remous. Si on n’écoute pas ces savants bardés de diplômes, si on rit de la naïveté de la jeunesse qui n’a que pour elle l’énergie de ses rêves et de ses espoirs, si on réprime la colère des peuples dans le sang, que puis-je faire de plus, moi, petit homme, pour rendre le monde d’aujourd’hui et de demain, meilleur que le monde d’avant…

Je suis las, fatigué, comme si ma vie me glissait entre mes doigts… j’ai honte de notre ignorance, honte de mon impuissance, j’ai perdu la rage du condamné face à notre passivité… j’ai envie d’entendre rire la mer et la montagne gronder, je crois que j’ai, au fond, juste envie de partir faire l’autruche et d’oublier.